Noël est une fête qui a trait à la vérité. Au-delà des images d’Épinal qu’on lui associe — fête des enfants, des retrouvailles familiales, de la lumière dans l’obscurité de l’hiver, etc.- et qui ont leur valeur, Noël pose la question de ce qui constitue l’essentiel dans la vie. Sommes-nous à la hauteur du défi?
Car, après tout, pourquoi Noël?
Parce qu’il y a plus de 2000 ans, un homme extraordinaire est né, qui a changé la face du monde. La rumeur alors naissante l’annonçait comme le fils de Dieu. Le bébé, pourtant, arrive, en pauvre, dans une étable, n’est reconnu comme messie que par d’autres pauvres, les bergers, et par des mages venus de loin, c’est-à-dire des étrangers. C’est un bébé, sans armée et sans sang bleu, mais les puissants en ont déjà peur. Ils n’ont pas tort.
La vérité de Jésus, en effet, fracasse le mensonge sur lequel s’érige l’ordre social de jadis et d’aujourd’hui, qui confond richesses matérielles et valeur humaine. Vous ne croyez pas que Jésus soit le fils de Dieu? Ça ne change presque rien, comme l’illustre le témoignage de deux grands incroyants, admiratifs du fils de Marie.
Foglia, Comte-Sponville et le pape
En décembre 1995, dans La Presse, Pierre Foglia confiait croire « un peu au petit Jésus » à Noël. Il s’émouvait devant « l’histoire d’un petit pauvre, d’un tout-nu sur la paille qui, il y a presque 2000 ans, est venu donner aux hommes ce qui leur manquait cruellement: un peu d’espoir ».
Quel espoir?
Celui que soit enfin comprise et acceptée l’idée que la richesse et, donc, par conséquent, le développement et le progrès ne sont pas ce que l’on croit et que l’espoir est du côté des pauvres, qui ont plus à donner que les riches.
« Mais, conclut Foglia à son inimitable façon, on l’a tué. C’est tout. Même si c’est vrai que c’est le fils de Dieu, quand il a vu ça, il a dit bon ben, démerdez-vous. N’empêche que ça en prendrait un autre. »
Dans Contre la peur (Albin Michel, 2019), André Comte-Sponville abonde dans le sens de Foglia. Irrité par la figure du Père Noël, qu’il qualifie de triste superstition destinée à nourrir « l’infantilisme consumériste », le philosophe athée lui oppose Jésus.
« Pauvre plutôt que riche, écrit-il. Caché plutôt qu’exposé. Nu plutôt que déguisé. Enfin qui n’a rien à vendre, ni même rien à donner, je veux dire rien de matériel — rien d’autre, plus tard, que sa vie et son amour. »
Jésus, insiste Comte-Sponville, est « le plus faible de tous les dieux, le plus humain, et pour cela le plus bouleversant ».
Ne pas croire qu’il soit le fils de Dieu ne devrait pas, si on tient à la vérité, entraîner le rejet de ce qu’il symbolise. L’esprit du Père Noël, résume Comte-Sponville, c’est l’égoïsme et la consommation. L’esprit de Jésus? « La primauté de l’amour, même faible, même vaincu, même humilié, même supplicié, explique le philosophe. Pâques marquera sa victoire, sa toute-puissance, sa divinité. Noël marque sa faiblesse, sa fragilité, son humanité. » C’est la raison pour laquelle le penseur athée peut chérir Noël.
« Ce n’est pas, conclut-il, la victoire que j’aime, c’est l’amour. Pas la puissance, la justice. Pas la divinité, l’humanité (en tant qu’elle est capable d’amour, d’humour et de vérité: en tant qu’elle est esprit).»
Pour le chrétien, la vérité de Noël devrait être encore plus incontestable. Dans Admirabile signum, sa lettre apostolique de 2019 « sur la signification et la valeur de la crèche », le pape François la présente en des termes qui se rapprochent de ceux de Foglia et de Comte-Sponville. Jésus, écrit-il, « est né pauvre, il a mené une vie simple pour nous apprendre à saisir l’essentiel et à en vivre ». Devant la crèche, continue François, nous devons comprendre « que nous ne pouvons pas nous laisser tromper par la richesse et par tant de propositions éphémères de bonheur » et entendre « l’appel à partager avec les plus petits ce chemin vers un monde plus humain et plus fraternel, où personne n’est exclu ni marginalisé ». Est-ce toujours le cas?
Un conte russe
Le vieux Conte de Noël (1886) de l’écrivain russe contestataire Mikhaïl Saltykov-Chtchedrine (1826-1889) illustre avec force notre propension à nous soustraire à l’exigence de l’esprit de Noël.
Le conte commence à l’église, le matin de Noël, par le sermon inspiré du pope du village. « Il y a plusieurs siècles, dit-il, que la Vérité est apparue avec le Christ au monde. » Elle accompagne, depuis, les réprouvés, les justes et les martyrs. Et que dit-elle, cette vérité qui « contient le but unique de la vie »? D’aimer Dieu et son prochain comme soi-même, tout simplement. C’est Noël, il faut fêter, conclut le pope, mais sans oublier, pendant les réjouissances, « que la Vérité est venue dans le monde, qu’en tous lieux elle est parmi nous, qu’elle est la lumière sacrée dont s’éclaire l’existence humaine ». Les fidèles présents, comme nous aujourd’hui, écoutent ça, chantent la gloire du Seigneur et s’en retournent ensuite vaquer à leurs occupations presque comme si de rien n’était.
Dans l’assistance, Serge Rousslantsev, un jeune garçon malade de 10 ans, écoute plus attentivement que les autres et prend la parole du pope au sérieux. Sur le chemin du retour, il déclare à sa mère vouloir vivre « d’après la Vérité ». Troublée, la maman lui répond que les enfants le font naturellement. Le petit Serge ne se laisse pas abuser. C’est faux, réplique-t-il. Le pope a dit qu’il fallait aimer notre prochain, nous avons forcé Ivan le pauvre à vendre sa vache pour payer ses dettes et je n’ai rien fait. Vrai, répond la mère, mais c’est la loi. Injuste, rétorque Serge. Ivan voulait payer, mais n’était pas capable de le faire. Où est la vérité, alors, dans cette affaire? N’en pouvant plus, la mère finit par relativiser le message évangélique. « Le père Pavel, explique-t-elle à Serge, parlait en général, on ne peut faire autrement à l’église; c’est à tort que tu prends tout à la lettre. Prie pour le prochain, Dieu ne t’en demande pas davantage. »
Insatisfait, le petit Serge, chez lui, rejoint les domestiques pour leur faire part de son désir de vivre selon la vérité. On lui répond encore de ne pas s’en faire avec ça, que c’est le rôle de l’Église de parler ainsi, mais qu’il faut en revenir. Serge ne décroche pas. Il est injuste, dit-il, que les domestiques soient traités différemment des propriétaires. Mais non, protestent les employés; la tradition et l’ordre des choses l’imposent.
« À notre avis, continuent-ils, si les maîtres sont bons, c’est leur Vérité. Quand nous qui travaillons, nous sommes consciencieux, c’est notre Vérité. Tout est bien quand chacun observe la Vérité en faisant son devoir. »
Pour convaincre Serge de la nécessité de ces arrangements avec la vérité, les domestiques lui racontent deux histoires d’originaux qui ont choisi la vérité sans compromis, s’attirant ainsi l’opprobre de leurs proches et de la société.
« On peut vivre avec la Vérité, suggère l’ouvrier Grégory, mais sans s’y fier. »
L’enfant, lui, admire instantanément les deux courageux personnages.
Quand le père Pavel arrive à la maison de Serge pour le dîner, la mère lui confie son inquiétude quant à la passion de son fils pour la vérité. À son tour, le pope dédramatise l’affaire. « Laissez, madame, dit-il d’abord à la mère, il en parlera, puis il oubliera. » Quand le petit riposte qu’il n’oubliera pas, le prêtre se contente de l’inviter à obéir à sa mère pour observer la vérité. Inébranlable dans sa conviction, malgré tous les appels au relativisme qu’on lui sert, Serge s’éteindra deux jours plus tard, avec, au cœur, la vérité et la déception d’avoir constaté que les humains s’en servent plus qu’ils ne la servent.
Surmonter la contradiction
Ely Halpérine-Kaminsky (1858-1936), le traducteur franco-russe de Saltykov-Chtchedrine, constatait, en 1899, que ce conte, à la manière des textes de Tolstoï, met en lumière « la vie de notre société en contradiction constante avec les principes chrétiens qu’elle professe ». Malheureusement, le message n’a rien perdu de son actualité. La morale laïque subit, aujourd’hui, le même sort que la morale chrétienne dont elle a pris le relais; on la chante plus qu’on ne l’applique.
Essayer de vivre d’après la vérité — c’est-à-dire, pour reprendre Comte-Sponville et pour inclure tout le monde, croyants et incroyants, dans le portrait, aimer l’amour et non la victoire, la justice et non la puissance, le bonheur simple et non l’évasion à prix fort — demeure considéré comme une excentricité peu recommandable pour réussir dans la vie, selon les usages contemporains.
L’esprit du Père Noël, peut-être sympathique mais qui n’engage à rien sauf à consommer sans culpabilité, gagne trop souvent contre l’esprit de Jésus. Noël et nous méritons mieux. Mettons-nous-y maintenant, dans la joie.
Joyeux Noël à toutes et à tous.
Auteur : Louis Cornellier 16 Décembre 2021, dans Chronique littéraire du journal « Le Devoir ».