La grande presse risquait d’errer en citant quelques paroles du pape François, tirées d’une entrevue aux jésuites, sa communauté d’appartenance, et qui résume en 30 pages six heures de conversations étendues sur trois jours, les 19, 23 et 29 août. Les citations sur les femmes, les gais et autres gens controversés sont exactes, mais font-elles du pape argentin l’héritier conservateur des pontifes polonais et allemand qui l’ont précédé ?
À lire Doug Saunders, un brillant journaliste du Globe and Mail, ce pape n’a rien d’un Martin Luther King. Sa chronique de samedi portait le titre percutant mais réducteur : « More New Coke than New Testament », qu’on pourrait plaisamment traduire par « Plus un truc de marketing qu’une nouvelle parole d’Évangile » ! Mais le pape Bergoglio s’adressait non à la planète, mais aux jésuites, la « compagnie » religieuse dont il partage la culture.
Certes, se disant « fils de l’Église », le pape François n’entend pas en changer la doctrine. Mais il donne de l’Église et de son enseignement des définitions qui, sans être nouvelles, en surprendront plusieurs, y compris à Rome. L’Église n’est pas que le pape et la hiérarchie. C’est aussi « le peuple de Dieu », qui en fait intégralement partie, et dont le rôle n’est pas seulement d’écouter le prêtre, mais de contribuer aux orientations de l’Église.
Mieux encore, ouvrant son Bréviaire, le livre de prières du clergé, le pape explique que la doctrine chrétienne n’a pas été donnée une fois pour toutes. Il cite Vincent de Lérins (un saint moine du Ve siècle) qui dit des dogmes que « la loi de leur progrès veut qu’ils se consolident au cours des ans, se développent avec le temps et grandissent au long des âges ». Voilà qui trouve un sens inédit alors que l’enseignement et le pouvoir monopolisés par le Vatican ont perdu de leur « infaillibilité ».
Le pape ne blâme ni Jean-Paul II ni Benoît XVI. Mais il ne partage guère leur vision défensive du catholicisme. L’homme antique et l’idée qu’on s’en faisait ont changé. La conception qu’en tirait l’Église d’autrefois n’est plus pertinente. L’homme moderne se définit autrement, et l’Église doit revoir son jugement. « Il y a des normes et des préceptes secondaires de l’Église qui ont été efficaces en leur temps, mais qui, aujourd’hui, ont perdu leur valeur ou leur signification. Il est erroné de voir la doctrine de l’Église comme un monolithe qu’il faudrait défendre sans nuance. »
Dès lors, quels changements attendre du pape ? L’intégralité de l’entretien avec le père Antonio Spadaro réserve des surprises. D’abord, l’Église du pape François n’entend pas être la seule à posséder la vérité. Dieu en est le premier pasteur, et on peut le trouver dans la vie présente des personnes et des sociétés. Et on doit le faire ensemble, « les gens, les évêques et le pape ». Il en irait ainsi, faut-il comprendre, des confessions, dont aucune n’a le monopole de la foi.
En outre, les ministères (« dicastères ») du Vatican n’auraient plus à dicter leurs vues aux évêques et aux communautés qui relèvent de Rome. On devrait en attendre non plus une censure, mais de l’aide. « Les dicastères romains sont des médiateurs et non des intermédiaires ou des gestionnaires. » Voilà qui mettra peut-être un terme aux « visitations » (les « inquisitions » d’antan) comme celle que Rome a infligées aux religieuses des États-Unis.
Fin de la dictature morale ? Qui suis-je pour juger les gais, avait répondu le pape aux journalistes en revenant de Rio. Il explique n’avoir fait que reprendre le Catéchisme catholique. « La religion a le droit d’exprimer son opinion », dit-il. Mais Dieu dans sa création « nous a rendus libres : l’ingérence spirituelle dans la vie des personnes n’est pas possible ». Cette distinction ne résoudra pas ce dilemme catholique, mais freinera peut-être des croisades comme celle des évêques américains contre le mariage gai.
Plus largement, en cette époque menacée par les intolérances intégristes, le pape François fait l’éloge du « doute », en s’appuyant sur la tradition judéo-chrétienne ! « Les grands guides du peuple de Dieu, comme Moïse, ont toujours laissé un espace au doute. » Qui croit avoir trouvé Dieu risque d’en avoir un à sa mesure ! « Tous nos ancêtres dans la foi sont morts en ayant aperçu les bonnes promesses, mais de loin… » Et ce pape amateur de Puccini ajoute :
« Notre vie ne nous est pas donnée comme un livret d’opéra où tout est écrit ; elle consiste à marcher, cheminer, agir, chercher, voir… On doit entrer dans l’aventure de la recherche, de la rencontre, et se laisser chercher et rencontrer par Dieu. » Le chrétien légaliste ou en quête de restauration, qui veut que « tout soit clair », ne trouvera rien. Bref, pour le pape François, il ne s’agit pas de retrouver le bon chemin, mais d’ouvrir de nouvelles routes.
S’agissant des femmes, grand tabou religieux, le pape craint la solution du « machisme en jupe ». Après des siècles de machisme en soutane, un tel cléricalisme ne serait guère une bénédiction. Toutefois, le pape estime qu’il faut « élaborer une théologie approfondie du féminin » pour ainsi « mieux réfléchir sur le fonctionnement interne de l’Église ». Le défi d’aujourd’hui ? Réfléchir sur « la place précise des femmes, aussi là où s’exerce l’autorité dans les différents domaines de l’Église ». La porte n’est donc plus barrée.
Bref, ce rusé jésuite ne cherche pas à vendre des dogmes périmés sous des slogans racoleurs, comme ces entreprises commerciales ou politiques cherchant à éviter la faillite. Au contraire, il estime que les vrais changements prennent du temps, de la réflexion et surtout de la consultation. Lui-même entend gouverner sous le signe de la grande qualité attendue d’un jésuite : le discernement.
C’est une grâce qu’il faut souhaiter à nombre d’autres guides prétendant éclairer les sociétés d’aujourd’hui.
Jean-Claude Leclerc, chronique parue dans le journal « Le Devoir », 23 septembre 2013.