La descente aux enfers

Adrienne von Speyr (née en 1902 à La Chaux-de-Fonds, décédée en 1967 à Bâle) devint médecin à Bâle après une jeunesse difficile et des études pendant lesquelles elle dut gagner elle-même sa vie. Elle se convertit au catholicisme en 1940, après avoir reçu de moi l’instruction nécessaire. Ensuite, tout en continuant d’exercer sa profession, elle reçut une multitude de grâces mystiques, parmi lesquelles de nombreuses grâces de participation à la Passion. Pendant vingt-six ans, elle me dicta, à moi qui étais son confesseur, un grand nombre de méditations spirituelles, entre autres des commentaires de l’Ancien et du Nouveau Testament. La plupart de ses écrits sont en vente dans les librairies, des traductions anglaises, italiennes et françaises ont commencé de paraître.

Un centre important de sa mission théologique très vaste fut, sans doute pour la première fois dans l’histoire de l’Église, de pouvoir suivre le Christ mort le Samedi Saint, et de pouvoir alors dicter ce quelle éprouvait en termes clairs. Les « descentes » vécues chaque année après la mort de Jésus (du Vendredi Saint après trois heures jusqu’au matin de Pâques) présentent des aspects toujours nouveaux; le court résumé qu’on va lire ne peut que simplifier indûment la richesse des aspects. Tout ce qui est dit par Adrienne se trouve en italiques et entre guillemets. Les textes complets seront publiés plus tard ; deux courts fragments se trouvent dans Objektive Mystik. Beaucoup de choses dans ses autres œuvres (par exemple, le radicalisme de son petit livre Bereitschaft) ne sont explicables qu’ai partir de l’idée que le Fils, le Samedi Saint, doit, dans une obéissance suprême, chercher et même reconnaître le Père là où se trouve ce qui est totalement rejeté par Dieu : tout le péché du monde.

Hans-Urs von Balthasar

La Croix

La Croix est l’acte par lequel le Fils assume et expie tous les péchés (même les « péchés futurs »). « On ne peut pas souffrir sans être réellement atteint par le péché ». Le poids de ce péché est inimaginable, « cependant le Seigneur souffre plus que ce qui devait être souffert pour le péché du monde ». Il doit apprendre à connaître de l’intérieur l’éloignement de Dieu et l’absurdité du péché. C’est pourquoi sa souffrance lui apparaît comme « une erreur », comme « sans issue », comme une « angoisse » absolue, dans laquelle « rien ne correspond plus » et tout paraît « en vain ». Il est « broyé », « étouffé » par le péché. Tout espoir en un sens est détruit, le Fils est sur un « chemin sans issue » ; dans le cri de l’abandon, « le Seigneur ne voit plus en aucune manière qu’il fait la volonté du Père» en remettant l’Esprit qui l’a envoyé entre les « mains invisibles » du Père, il accomplit les derniers pas vers la mort en tant qu’homme tout simplement (ici est tirée « la dernière conséquence de l’incarnation »). La démesure du péché imposé, éprouvé non seulement psychiquement, mais aussi corporellement (il «pénètre par ses plaies dans son corps »), fait apparaître le temps sur la Croix comme « intemporel ». En tout sens, son temps est un « temps perdu ».

Les souffrances d’Adrienne (= A.) pendant le Carême jusqu’au Calvaire et dans la Semaine Sainte jusqu’à l’après-midi du Vendredi Saint, étaient terribles ; c’étaient des tortures corporelles, mais surtout psychiques, puisqu’elle avait à éprouver avant tout les états intérieurs de Jésus : angoisse, honte, horreur, inutilité, nuit intérieure, dans une dialectique étrange : d’une part, dans l’oubli total d’elle-même et sans réflexion sur le Seigneur ; d’autre part, dans un profond effroi au sujet de sa propre culpabilité (elle ne distinguait plus entre ses péchés personnels et les péchés de tous les hommes), qui inflige au Seigneur une telle chose. Mais cette passion du Crucifié et du mourant, cette « nuit obscure » (par exemple aussi pelle de Jean de la Croix) ne doit pas être décrite ici. Au cours de la première « Passion » (1941), j’attendais la fin des souffrances avec la mort dans l’après-midi du Vendredi Saint. Mais le plus important devait encore arriver.

La descente. L’état de mort

Après la mort (A. gît comme morte sur la chaise longue). D’abord le tressaillement au moment du coup de lance. Ensuite une pause et une suspension : reddition de la mission au Père dans le « paradis » (où le larron peut demeurer). Puis soudain A. « commençait à s’enfoncer, dans un abîme », elle avait l’impression de tomber sans fin, toujours plus rapidement. Elle « tombe jusqu’au fond de l’enfer ». Et ceci dans un état « de mort ». Il n’y a plus de souffrance physique, mais une autre forme, encore plus profonde, d’intemporalité. « La durée est suspendue ». Ainsi, « dans l’enfer rien ne peut être du passé ». « Tout n’est que maintenant ». « Alors l’enfer est-il ce qui est le plus contraire au ciel, où il y a, dans l’éternité divine, l’accomplissement de tous les temps ? Dans l’enfer, l’intemporalité est un état interminable, où l’on ne peut plus agir, l’oppression du poids du péché, le caractère définitif et le présent du non-sens ». « L’abandon est devenu la totale aliénation ». Tout contact humain est exclu. « La foi, la charité et l’espérance sont inaccessibles » . A. dit et fait les choses quotidiennes comme « un mécanisme ». Elle est « comme une poupée, ou mieux : comme un catatonique qui prend toutes les positions qu’un autre lui donne » . L’homme dans l’enfer, dit-elle, « n’a plus rien d’infini, il est pure finitude » . Aussi ne pourrait-il pas se confesser, tout au plus pourrait-il « se laisser psychanalyser à l’infini ». Si quelque chose se meut, si on se meut, c’est alors sans aucun sens de la direction ; ce qu’on laisse derrière soi revient sur soi. Et « rien n’est terminé, il n’y a aucune issue ». « On avance dans l’éternité de l’enfer, mais plus on avance, plus l’éternité se trouve devant vous. C’est ce qui est le plus contraire à l’éternité du ciel ». « En chaque seconde que je vis en enfer, les années que je dois y passer se multiplient. Naturellement, ce n’est là qu’une image humaine pour l’état en question, pour l’absence toujours plus grande d’espoir ». C’est « l’horreur achevée ». Mais A. n’est pas ici comme « damnée » , elle se trouve dans une marche paradoxale à la suite du Seigneur ; elle doit chercher les « traces » du Seigneur, dont elle sait qu’il passe ou est passé par ici, mais les traces restent invisibles : dans l’enfer, le Christ mort n’agit plus. K Quand on suit sur la terre le Seigneur ou ses saints, on trouve partout des traces ; des traces de la grâce, des traces de la présence passée ou de la parole passée N. Dans l’enfer, non. « On tente de suivre ses traces, et on remarque que ce n’est pas possible ». « On marche sur les pas du Seigneur, et pourtant on ne les connaît pas » . « Inutilité », tel est le nom de cet état. […]

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