J’ai dans ma chambre une photo qui représente quatre générations. Maman, sa fille Maryse, sa fille Ghislaine et sa fille Nathalie qui est dans le berceau. Une photo extraordinaire. Ils sont tous penchés sur ce petit bébé qui vient de naître. Maintenant Nathalie a 30 ans . Et je contemple cette photo qui est devant moi quand je prie tout les matins en me disant : au fond cette petite Nathalie, qui vient de naître, cette vie qu’elle vient de recevoir de ses parents, c’est quoi, c’est une vie biologique? Bien sûr, mais ce qui la fait vivre ce n’est pas le lait de sa maman et de son biberon ou l’air qu’elle respire. Non! Ce qui la fait vivre c’est ce regard penché sur elle, ces regards penchés sur elle où elle se sent accueillie, acceptée, aimée.
L’Homme ne vit pas seulement de pain, le bébé ne vit pas seulement de lait. L’Homme vit d’amour, et pas n’importe quelle amour, mais ce que j’appelle l’amour de préférence, je suis préféré, je suis choisi, tu es aimé. Et la fête d’aujourd’hui, le baptême du Seigneur, nous rappelle cette vérité. Qu’au-delà de l’amour de papa, de maman, de grand-mère, de mes oncles, de mes tantes, de mes frères, de mes sœurs, il y a un autre amour plus profond dont cet amour de la famille, cet amour des parents, des frères et sœurs, n’est que le symbole ou plutôt le sacrement, je préfère le mot sacrement. Parce qu’il exprime l’importance de ce petit être qui vient de naître, il est important. Vivre c’est découvrir qu’on est important, vivre c’est découvrir qu’on est important. Et tant qu’on n’a pas découvert qu’on est important, ma vie n’a aucun sens, n’a aucun but. Vivre pourquoi?
Aujourd’hui, au-delà de l’amour que nous recevons de nos parents, de nos frères et sœurs, de nos amis, de notre mari de notre femme, et cet amour va un jour passer, eh oui ! Et nous savons tous qu’un jour ou l’autre les gens meurent, les gens quittent, les gens partent, les gens oublient, il y a un autre amour, plus fondamental, plus foncier, plus radical, celui de Dieu.
Pour beaucoup Dieu est une immense abstraction. Dieu est une hypothèse philosophique, Dieu est une option théologique, et aujourd’hui nous entendons cette phrase : »C’est toi mon enfant bien-aimé, en toi j’ai mis tout mon amour ». Vous allez me dire mais cette parole est adressé à Jésus. Oui, mais c’est moi Jésus. Vous allez me dire : Tu te crois, tu te crois qui? A travers Jésus, cette parole m’est adressée à moi. C’est toi mon enfant bien aimé, toi, toi Henri. Tout mon amour, tout mon amour, l’amour de Dieu qui a créé le ciel et la terre, est concentré sur qui? Sur moi. C’est ce qui donne un sens à la foi. La foi c’est cette découverte émerveillée comme le dit un de nos chants : »Emerveillés de tant d’amour, comment te dire notre joie? ». Emerveillé, je suis le bien-aimé de Dieu. Oui! Non seulement son bien-aimé, mais son unique. Vous allez me dire mais l’unique c’est Jésus, c’est pas moi! Mais moi je suis Jésus, et toi tu es Jésus, et toi tu es Jésus, et toi tu es Jésus, et toi tu es Jésus, et toi tu es son unique, et toi son bien-aimé, et toi tu es son préféré. Vous allez me dire : »Vous êtes en train de tout mélanger ».
Non, non! Le baptême qui a été celui de Jésus et qui a été le nôtre autrefois quand nous étions petits, est cette révélation que tu es le chéri, le bien-aimé, l’unique, l’élu de Dieu. Moi? Moi? La toute puissance de Dieu, le tout amour de Dieu, est concentré sur moi, comme ces regards de la famille, dont je vous ai parlé tout à l’heure dans cette photo, étaient concentrés sur la petite Nathalie. Et elle a grandi. Elle a grandi pourquoi? Parce qu’elle avait du lait et de la nourriture? Parce qu’elle avait de la chaleur? Parce qu’elle avait une chaleur humaine. Parce qu’elle était importante. On parle beaucoup de la famille aujourd’hui et l’Eglise insiste sur l’importance cruciale de la famille, la famille c’est le lieu où je suis unique au monde pour papa, pour maman, je suis unique au monde, je ne suis pas quelqu’un. Je ne suis pas anonyme.
Toi, mon enfant bien aimé. Toi Nathalie, toi Henri… Moi? Oui. Moi je suis important? Oui tu es important. La vie d’un être humain commence à partir du moment où il se sent important, nécessaire, indispensable. Vous allez me dire : »Je suis important, nécessaire, indispensable pour Dieu? » – »Oui! ». Mais Dieu n’a pas besoin de moi. Et si Dieu avait besoin de moi? Et si j’étais important pour lui? Et si j’étais suprêmement important pour lui? Ce qu’on dit du Fils de Dieu, unique, bien-aimé, je peux le dire de moi-même. Je suis, moi, son fils, son unique. Je dis souvent qu’il n’y a pas d’amour au pluriel, un amour au pluriel ça n’existe pas. Un amour au pluriel ça n’a aucun sens. L’amour c’est toi, c’est moi. Il n’y a pas d’amour au pluriel. L’amour ne se met pas au pluriel. Si je vous dit je vous aime, vous allez me dire merci, c’est très gentil. Mais, non, je t’aime, toi.
Et le baptême de Jésus, aujourd’hui, n’est pas tant une réminiscence de cet événement qui s’est passé au bord du Jourdain il y a 2000 ans, qu’un rappel à moi que cette parole m’est adressée. Tu es mon enfant bien-aimé, mon unique, mon chéri, mon choisi, mon élu, mon bien-aimé.
J’ai vécu ça aux Etats-Unis en 1965, 1966. J’étais tout seul à Boston. J’étais aumônier dans un grand hôpital, et un après midi je me promenais après avoir fait la garde de nuit. Après avoir dormi toute la matinée, je me promène dans les rues, et je me dis : »Henri qui es-tu à Boston? si une auto te cogne, qu’est ce que ça signifie? ». Et bien oui, la police va venir, va contrôler tes papiers, va téléphoner aux jésuites, »vous avez un jésuite qui s’appelle Henri Boulad? » – »Non! » – »Egyptien. » – »Ah ! Peut-être ! » On cherche dans les catalogues, on cherche dans les listes. – »Oui il existe chez nous. » – »Ben il est mort! » – »Ah, merci. » Qui me connait là-bas? Qui s’intéresse à moi? Un jésuite égyptien, un illustre inconnu, On va m’enterrer. Deux jésuites vont venir par courtoisie assister à mes funérailles puis c’est tout. Puis j’ai compris qu’il y avait à Alexandrie une vielle dame qui s’appelle maman et qui vit quelque part ici à Tito. Et pour elle si je meurs, c’est le monde qui s’écroule. Alors, je me suis dit : »Ah! Ma vie tient à elle, parce que pour elle je suis unique et important. » Et puis je me suis dit ma maman va mourir. Et elle est morte. Et alors, et alors j’ai dit à Dieu : »Seigneur, je n’ai pas de femme dans ma vie, je n’ai pas de femme dans ma vie. Il n’y a pas quelqu’une qui va pleurer sur Henri. » – Et il m’a dit : »Henri, pour moi tu es unique, tu es important, tu es nécessaire, tu es essentiel. » Je suis né ce jour là. J’ai compris ce que c’est que la foi. Cette foi dont on a fait n’importe quoi aujourd’hui. Cette foi qui est ce lien vital ombilical avec celui qui
me porte dans sa main, qui me porte dans son cœur, pour qui je suis tout. C’est ce que nous dit aujourd’hui, ce baptême du Seigneur. »Toi, toi, toi, tu es mon enfant chéri, mon bien-aimé, en qui j’ai mis tout mon amour. Pour moi tu es l’essentiel, pour moi tu es l’univers, pour moi tu es tout. »
Amen.
Mc 1, 7-11
Homélie du P. Henri Boulad, sj
Eglise des Jésuites
Alexandrie – Egypte